Il y a 25 ans que j’avais décidé de lire « Tempo di Roma » : c’était en 1985 à la suite de la réédition du roman, introuvable depuis les années 60. La parution de ce succès de l’année 1957, Prix Sainte-Beuve, dans une nouvelle collection de Robert Laffont « La Bibliothèque Romanesque » avait été saluée unanimement par la critique (j’ai conservé les coupures de journaux).
Il y a 25 ans aussi que j’en ai commencé et abandonné la lecture pour la reprendre récemment dans la foulée d’un voyage à Rome. Et pour en rester complètement subjuguée…
Le héros, Jimmy, erre en Italie. De Milan, il arrive à Rome et, par un merveilleux hasard, trouve un logement au-dessus d’un garage et un emploi de guide touristique. C’est ainsi qu’il découvre la Ville Eternelle, Rome, qui le baigne dans une ivresse constante : Pour moi, Rome tout entière ressemblait à une femme couchée dans une vasque de marbre et qui, s’appuyant tantôt sur un coude, tantôt sur l’autre, lève incessamment l’une ou l’autre main vers l’azur (p. 113). A cette Rome, il donne très vite le visage de Géronima qui n’espère de la vie que le mariage avec son Jimmy.
Jimmy fréquente toutes les classes de la société romaine : la haute bourgeoisie dans laquelle il a été introduit par son ami raffiné et esthète Sir Craven, comme ses pairs, une faune qui vit de menus larcins…
Bientôt l’obligation se présente à lui de passer un examen de guide touristique. Ce n’est pas son souhait mais, poussé par sa belle-mère et son ami Sir Craven, il obtient, tant par ses connaissances historiques et artistiques que par les relations qui ont bien voulu jouer pour lui, le fameux papier qui lui permettra de garder son emploi.
Le jour même se produit un drame : au cours d’une fête organisée par un petit groupe d’aristocrates, Sir Craven est tué par accident. Et l’homosexualité du défunt, la marginalité de leur entourage, le fait qu’il est étranger font de Jimmy un suspect parfait.
Jimmy est bientôt relâché, enrichi de la fortune de son ami. Je lui dois tout. Je lui dois Rome. Il m’a ouvert les portes de la ville et celles de la vie, dit Jimmy à propos de Sir Craven (p. 342). Marginal il était, marginal il restera. Le livre se termine dans un train : Jimmy n’a plus sa place à Rome. Libre, sans attache, il cherche autour de lui, une autre bulle de savon, un autre présage…
Hubert Juin écrivait : Je ne crois pas que depuis Stendhal, on ait aussi bien parlé de Rome que dans « Tempo di Roma ». Mais la filiation peut remonter bien plus tôt : l’idée de soleil, de bonhomie, de liberté, de festivités, de la bulle de savon, de l’amitié-amour homosexuel mais surtout de moments entremêlés et de parcours initiatique nous relie avec le fameux « Satiricon » de Pétrone (Ier s. P. C.) et Fellini qui en a signé l’adaptation cinématographique.
A côté de cette Rome éternelle, il y a celle d’après-guerre qui se réveille après les années du fascisme qui l’ont si douloureusement meurtrie : Car, parmi les autres arts où elle excelle, l’Italie bavarde pratiquait avec une suprême virtuosité celui des silences. On n’abordait pas certains sujets. Le nom de Mussolini était devenu imprononçable comme celui d’un général chinois, son histoire était plus effacée que la légende même de Numa Pompilius, et quant à sa mort, -ah ! oui, tiens donc, c’est vrai, il était mort. On célébrait la glorieuse mémoire des partisans que les Allemands avaient fusillés, mais des dizaines de milliers de fascistes ou prétendus tels étaient morts assassinés sans laisser apparemment la moindre trace dans l’esprit du public. Spoliations, trahisons, vengeances, tout était oublié. Parfois, du fond de l’oubli et du silence, un cri de haine venait troubler le monotone concert des voix bien pensantes ; j’entrevoyais des yeux brûlants, un visage crispé, un geste d’impuissante révolte ; mais bientôt la vérité scandaleuse était refoulée dans l’ombre et tout retombait dans une implacable sérénité (p. 129).
Si vous connaissez un peu l’Urbs, si vous l’aimez d’amour, vous serez touché par cette évocation de la piazza del Popolo (p. 40) : A l’ombre, à côté du Pincio, des femmes assises sur des pliants tricotaient en jacassant avec dignité, cependant que la marmaille voltigeait sur les marches de Santa Maria del Popolo ou grimpait à l’assaut du groupe de statues blanches qui, le dos au mur, sous les frondaisons étagées du jardin, gardait la pose d’un quadrige prêt à s’élancer dans le cirque mais immobilisé soudain par une aveuglante lumière.
Comme il a une multiplicité de Rome, il y a, à ce roman, une multiplicité de lectures : guide touristique, roman, espace onirique, mythologique, le tout dans une langue pétillante et sans entrave et… le charme de la flânerie.
L’auteur :
Alexis Curvers, né à Liège en 1906, est philologue classique de l’ULg. Il abandonne très vite l’enseignement pour se consacrer à l’écriture : Printemps chez des ombres (1939), La Famille Passager (1942),… Il reçoit en 1960 le prix littéraire Prince Pierre de Monaco pour l’ensemble de son œuvre. Epoux de l’helléniste Marie Delcourt, il se consacre, après son décès en 1979, à la réédition des œuvres de cette dernière. Il meurt en 1992.
Alexis CURVERS, Tempo di Roma, Paris, Robert Laffont, 1957 (réédition de 1985), 355 p.