Les prestiges de la lecture
Je tire les rideaux de ma chambre, je m'étends sur un divan, tout décor est aboli, je m'ignore moi-même; seules existent les pages qu'une certaine fantaisie veut que je parcoure. Et voilà que m'arrive la faramineuse aventure qu'ont relatée certains sages du taoïsme abandonnant sur leur couche une dépouille inerte, ils prenaient l'essor sur les airs; durant des siècles, ils voyageaient de cime en cime à travers la terre tout entière et jusqu'au ciel. Quand ils retrouvaient leur corps, celui-ci n'avait vécu que le temps d'un soupir. Ainsi je vogue, immobile, sous d'autres cieux, dans des époques révolues et il se peut que des siècles s'écoulent avant que je me retrouve, à quelques heures de distance, dans ces lieux mêmes qu'en cette occurrence je n'ai pas quittés.
Aucune expérience, quelle qu'elle puisse être, ne peut se comparer à celle-là. La rêverie, vu la pauvreté des images, est inconsistante, le dévidage des souvenirs s'essouffle vite. Reconstruire le passé par un effort dirigé ne donne pas vraiment la jouissance de son objet. Spontanée ou sollicitée de ressusciter des faits, la mémoire ne m'apprend jamais que ce que je sais. Les rêves, à mesure qu'ils se déroulent, s'effilochent. Seule la lecture crée des rapports neufs et durables entre les choses et moi.
Simone de BEAUVOIR, Tout compte fait, Paris, Gallimard, 1972